Swiss-Arab Entrepreneurs : Comment êtes-vous devenu un «entrepreneur en série » ?
Abdallah Chatila : J’ai appris de mon père l’esprit commerçant, mais lui était très conservateur et prudent, alors que moi, je suis prudent mais pas conservateur. Il faut savoir saisir les opportunités lorsqu'elles se présentent. J’avais envie de faire beaucoup de choses, et quand j’ai commencé à gagner de l’argent avec l’immobilier, cela m’a permis de me lancer dans toutes sortes de projets. J’ai eu la chance d’avoir du succès ! Ce sont des enchaînements des circonstances. Tout dépend de l’opportunité et des gens. Ma force est que je n’ai pas peur de perdre. Je fais beaucoup de choses en espérant bien les faire. Mais je suis réaliste et j’accepte aussi bien la perte que le gain. Quand nous avons plusieurs projets nous pouvons plus facilement imaginer d’échouer et nous prenons plus de risque.
SAE : A partir de votre expérience, quels conseils donneriez-vous à d'autres entrepreneurs ? Selon la littérature, 80% du succès entrepreneurial reposent sur la psychologie et le mental et 20% sur la stratégie. Qu'en pensez-vous ?
AC : Oui bien sûr, tout est mental et affaire de perception. Hésiter est normal, moi aussi j’hésite. Mais à un certain moment, il faut décider d'aller de l'avant ou pas. Le problème avec les gens qui hésitent trop, c’est qu’ils finissent par ne rien faire de tout. Il faut bien étudier son dossier, réaliser une étude de marché, faire des comparaisons, mais ensuite, il faut prendre une décision. Moi, je prends ma décision rapidement. Il faut croire en ce que l'on fait et faire ce en quoi l'on croit.
En affaires, il est essentiel de savoir perdre pour pouvoir gagner. J’ai connu l’échec. Mais une seule fois, avec la faillite de notre projet, mon frère et moi, de création d'une nouvelle marque de montre. A 24-25 ans, nous étions trop jeunes et inexpérimentés pour une entreprise aussi compliquée et une tâche aussi lourde.
Partager son expérience est important pour motiver les autres. D’ailleurs, je coache des personnes tous les jours. Dans la bijouterie, j'ai compris l'importance de savoir gérer les flux d'informations. Ma philosophie : s'attacher aux gens plutôt qu'aux choses.
SAE : L'entrepreneuriat prend de l'importance aux USA, en Europe et ailleurs. Comment voyez-vous le monde entrepreneurial de demain ?
AC : Si l'entrepreneuriat a toujours existé, il est aujourd'hui beaucoup plus simple d'avoir des idées. Internet et les medias sociaux jouent un rôle important et génèrent beaucoup d'idées nouvelles. Ils permettent de s'inspirer de ce que d'autres font et de donner envie aux gens d'entreprendre. Mais pour entreprendre, il faut aussi avoir de l’argent et donc, pouvoir emprunter auprès des banques ou trouver des investisseurs. Pour trouver des investisseurs, il faut entrer dans des cercles d'initiés. Quant aux banques, il faut qu'elles soient ouvertes et prêtes à soutenir les entrepreneurs.
C'est le cas en France où des aides étatiques sont également disponibles. L'entrepreneuriat y bénéfice donc d'un effet de culture mais également d'un effet politique. En Suisse, il est très difficile d’emprunter auprès des banques pour des projets entrepreneuriaux et les programmes étatiques de soutien ne sont pas nombreux. L’Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL) est un bon exemple. Soutenue initialement par l'Etat cantonal, elle a mis en place une structure d'incubation d'entreprises, propose l'octroi de bourses et des rencontres avec des investisseurs.
SAE : Quel regard portez-vous sur le monde arabe et ses besoins dans les domaines de l’économie et de l’entreprenariat ?
AC : Le problème du monde arabe est que les gens sont pris entre le monde traditionnel et le monde moderne. La religion prend de plus en plus de la place, l’économie est bloquée et l'instabilité politique grande. Tout cela rend difficile les investissements étrangers. L’instabilité politique constitue un risque majeur pour les investisseurs. Même les pays arabes disposant de richesses naturelles ont du mal à les attirer.
La région connaît également une fuite aussi bien des personnes que des capitaux. Je suis moi-même un enfant issu d’une famille qui a dû quitter son pays comme beaucoup d’autres dans le monde arabe. Les gens qui habitent en Europe et en Suisse sont habitués à un système économique et légal bien défini et structuré. Malgré leur patriotisme, les gens sont égoïstes et ne vont pas investir leur argent dans un pays instable juste parce qu’ils viennent de là. Les transferts des diasporas arabes sont en général destinés aux besoins de consommation de leurs familles et non à de l’investissement. Un investisseur ayant le choix se tournera vers d'autres pays.
Certes, il y a des investissements dans le monde arabe. Mais ils se limitent à certains secteurs comme le tourisme ou l’énergie, alors que les besoins en investissements sont énormes. L’entreprenariat ne peut pas prospérer sans un cadre politique approprié et un écosystème favorable. Il faut que les politiques internes aident à attirer les investissements. Et il faudrait absolument traiter la question de l’instabilité politique pour créer un environnement stable et attractif, ce qui est un élément essentiel pour tout investisseur.
SAE : La 4ème révolution industrielle, celle de l’économie numérique, est en marche. En parallèle, certains économistes prédisent une crise économique d'ici un à deux ans. Comment vous y préparez-vous ?
AC : Nous croyons au digital et nous y investissons beaucoup. C'est le grand changement à attendre pour les 5-10 prochaines années. A l'ère de l’hôtellerie digitale, les plateformes en ligne sont évidemment des concurrents, mais cela ne nous fait pas peur. Par contre, nous n'avons aucun souci pour notre secteur immobilier : nos clients sont des gens qui veulent vivre dans leur appartement ou travailler dans leur bureau.
Les indices économiques ne peuvent pas monter en permanence. Les fluctuations sont courantes. L’instabilité économique et politique actuelle amène de l’incertitude et provoque une baisse des marchés. Mais ce que s’est passé en 2008 et ce qui se passe maintenant sont deux choses complètement différentes. Une crise est possible mais sous la forme d'une correction du marché, liée à des indices économiques exagérément bons, et non de l'explosion d'une bulle. L’expérience des dix dernières années a montré qu’après la chute, tout a commencé à monter. Les bourses ont doublé, tout a doublé et il est donc normal qu’une correction intervienne à un certain moment. De toute manière, les cycles d’aujourd’hui sont courts – un ou deux ans – et les économies s'en remettront vite. Les banques centrales ont aussi les moyens de compenser la crise. Par ailleurs, nous avons la chance de vivre en Suisse, un endroit que beaucoup considèrent comme un pays refuge. Nous l'avons vu en 2008, les affaires dans l'immobilier ont été difficiles pendant un an mais elles ont vite repris.